4 heures. Le matin. Le réveil de Susanne entonne un air espagnol accompagné d’une vibration raisonnant tel un marteau-piqueur dans mes oreilles pourtant isolées par le sac de couchage momifiant. Un titre de Rammstein aurait été bien plus motivant -cliché s‘il en est, tout allemand ne devrait-il pas écouter sans relâche la discographie complète du groupe ? Je tente de reprendre le contrôle de mes pieds engourdis par la température allègrement négative régnant dans notre igloo en toile, que le fin duvet de mon cercueil à plumes peine à combattre. Les cristaux de glace formés à l’intérieur de la tente scintillent sous la lumière blanche de ma Petzl, me convainquant un instant d’avoir passé la nuit à la belle-étoile.
En m’extirpant de ce tombeau de toile et de glace mêlés, un sentiment de résurrection m’envahit lorsque le froid pinçant vient chatouiller mes os et les milliards d’étoiles d’un ciel à la pureté indescriptible s’imprimer dans mes yeux produisant alors des larmes de reconnaissance.
Le temps est clair et la journée s’annonce splendide pour partir à l’ascension du Larke Pass, 5106 mètres. Cette nuit passée à 4500 mètres d’altitude suffit amplement à s’acclimater, bien que d’amples mouvements de thorax viennent fréquemment trahir un faible niveau d’oxygène que mes poumons peinent à réguler de manière autonome.
L’effort estompe cet inconvénient, et chaque palier franchi se fait plus euphorisant pour mes sens alors sublimés par ce silence, cette puissance, cette beauté pure et simple, en somme ce moment présent si intense qu’il fait totalement le mental se taire ainsi que toute pensée bruyante ou dérangeante. Entre nous, nul besoin de parler, nous sommes reliés par le même fil sacré menant au sommet ultime du plaisir qui nous anime alors.
La clémence du climat, nous accompagnant depuis le début, nous autorise une pause chaleureuse, le temps d’accrocher un drapeau de prière tibétain en pensant à nos proches, si loin et pourtant si présents dans nos cœurs. La vertigineuse descente ne nous fait en rien regretter cette épopée qui durera encore quelques jours.
Le Manaslu trek, encore peu convoité par les groupes occidentaux avides d’aventure dont les colonnes vertébrales ont bon dos à la vision des porteurs qu’ils acculent pour certains de valises à roulettes à titre de chargement, reste authentique et monte progressivement en intensité.
Accompagnés de notre guide Buddhi, les traversées des traditionnels villages népalais, animés par les enfants, les yaks et les troupeaux de chèvres de paysans labourant leur champs tel Charles Ingalls, nous ont définitivement immergés dans la culture locale, alors même que les rivières nous offraient des coins paradisiaques où se baigner tenait plus du symbole que de la nécessité, que les bananiers géants abritaient des araignées tout aussi démesurées mais effrayamment magnifiques de leur parure et de leur charisme, que les champs naturels de cannabis aiguisaient notre intérêt sans toutefois nous droguer -la montagne s’en chargeant, que les soirées étoilées étaient sublimées par d’étranges lueurs volantes, luisantes comme des vers éponymes (plus coléoptères que vers) nous effleurant, et que les panoramas se succédaient de jour en jour, tous différents et captivants.
Côté communication, chargé que j‘en fus et lorsque la montagne nous laissait reprendre notre souffle, celle-ci oscillait entre anglais, allemand, français, népalais et même espagnol ; j’ai pu m’exercer à donner des cours de français tout en apprenant quelque chanson traditionnelle népalaise, réviser mon allemand avec un plaisir avoué, ou encore approcher les basiques de l’espagnol que Susanne parle couramment.
De quoi oublier rapidement la journée passée en bus pour accéder au sentier, marquante à souhait :
Prenons un bus Tata de 30 places, dont la hauteur de plafond oblige à courber l’échine pour rester debout. 80 personnes. 1 nouveau-né. 45 sacs de voyages, sacs à dos, sacs de ciment, paniers de légumes... 2 chèvres. 2 immenses pneus de tracteur. Une cage avec 6 poules. 1 piste boueuse à la dénivellation à même de faire pâlir le maillot à pois et aux ornières abyssales, à l’aplomb de la falaise. 2 roues motrices seulement, obligeant le conducteur à prendre de l’élan lors des passages délicats. 10 heures de trajet. 10 heures de musique népalaise sonnant comme un appel à la transe, aidant à l’acceptation du voyage et au maintien du sourire et de la bienveillance des passagers...
Nous obtenons une expérience inoubliable, avec une mention spéciale pour les voyageurs du toit, se retrouvant la tête dans le vide lors du balancement du bus dans les ornières, alors même que je m’imaginais à bord d’un vieux coucou en voyant le vide à travers le hublot, ainsi qu’au conducteur ajoutant un succès à son tableau !
Il est temps pour moi de remiser chaussures de marche, sac à dos de 20 ans d’âge -qui a gardé l’esprit boyscout d’antan- et chaussettes usées jusqu’à la corde et nécessitant quotidienne réparation à l’aide de mon kit de couture de survie -call me the fixator-, équipement contrastant dans ce duo franco-germanique qui se sépare, du moins pour le moment -non sans difficulté. Susanne s’en va fouler l’Everest, quant à moi, je vais profiter de quelques semaines supplémentaires au Népal pour m’immerger dans la campagne lors du Tihaar, le festival des lumières en l‘honneur de Yamraj, le dieu de la mort, et Lakshmi, déesse de la fortune et de la prospérité, avant de rejoindre l’Inde par le Nord, direction le Sud... A priori. Rien ne sert de planifier...